Quelle tradition orale aux origines de l’islam ?

Quelle tradition orale aux origines de l’islam ?

L’authenticité du texte coranique repose sur l’efficacité « légendaire » de la tradition orale islamique, qui aurait permis de le transmettre à l’identique depuis la mort du supposé prophète de l’islam
La découverte de manuscrits coraniques anciens contredit frontalement la plausibilité du récit de cette transmission orale, en montrant par des preuves matérielles que le texte coranique a subi tout un processus d’écriture, de correction et de réécriture
L’étude critique de la tradition orale supposée qui aurait permis la transmission des hadiths révèle en fait que l’on a à faire non à une tradition orale mais bel et bien à une tradition écrite
Le Coran et la tradition de l’islam procèdent en fait d’un processus d’écriture centralisée, propice ainsi à toutes les manipulations de la part des califes qui commandaient aux scribes, sachant que lesdits califes tiraient toute leur légitimité et leurs prérogatives de la religion que définissaient les scribes.

La tradition orale islamique, clé de la transmission du Coran ?

En islam, on justifie habituellement « l’authenticité » du Coran et de la tradition (hadiths « authentiques ») par l’efficacité de la tradition orale islamique : les compagnons de Mahomet auraient appris par cœur le Coran à mesure que celui-ci était prêché par Mahomet (et auraient appris par cœur également ses paroles et les anecdotes qui constitueront les hadiths). Ces mêmes compagnons, puis leurs élèves et les élèves de leurs élèves (les huffaz, ceux qui connaissent le Coran par cœur) auraient ainsi pu garantir la transmission du texte jusqu’au IXe siècle environ. C’est en effet la période vers laquelle le travail des grammairiens et des scribes avait enfin abouti à la constitution d’une langue arabe écrite complète, permettant de retranscrire sans ambiguïté un discours oral. Et permettant ainsi une transmission écrite sans failles du texte coranique (et c’est aussi à cette période qu’apparaissent les premiers recueils écrits de hadiths). Auparavant, la mise par écrit du texte coranique n’avait pu se faire qu’avec les moyens du bord, c’est à dire une langue arabe écrite que les spécialistes qualifient de scriptio defectiva ou langue défective, c’est à dire une langue primitive, à l’époque incapable de reproduire complètement à l’écrit un discours oral. C’est ce que montre l’étude des fragments de manuscrits coraniques très anciens : l’alphabet y est encore confus, les différentes lettres ne sont pas encore fixées, les signes diacritiques et la vocalisation en sont absents, ou sont plus que sommaires ou arbitraires. Bref, on ne pouvait lire et comprendre le Coran directement à partir de ces premiers manuscrits sans le connaitre déjà au préalable.

Selon la tradition musulmane, c’est donc l’excellence de la tradition d’oralité islamique qui a permis la transmission du Coran, garantissant son « authenticité », c’est à dire son exacte similitude au « Coran divin ». La diligence scrupuleuse de l’ange Gabriel et les capacités mémorielles de Mahomet n’ont pu garantir cette « authenticité » que durant 22 années, de l’an 610, date de la première visite de l’ange, à l’an 632, mort de Mahomet. La tradition orale islamique, qui a pris le relais après cela a du faire la preuve de son efficacité légendaire pendant une très longue période d’au moins un siècle et demi après la date que donne cette tradition pour la mort du supposé prophète de l’islam.

Qu’est ce qu’une tradition d’oralité ?

Or, contrairement au rôle prêté à l’ange Gabriel dans la transmission à l’identique, surnaturelle, du Coran divin, l’invocation de la tradition d’oralité n’est pas un argument au pouvoir magique dont on pourrait user pour justifier d’autorité une authenticité en mettant fin à toute contestation. Comme tout phénomène étudié scientifiquement, une tradition d’oralité se documente, se teste et s’éprouve. A défaut de pouvoir l’expérimenter in vivo, puisqu’il n’existe pas aujourd’hui de tradition d’oralité islamique intégralement orale qui aurait passé les siècles depuis le temps des origines[1], on peut néanmoins analyser ce qu’auraient été ses productions comme les présente le discours islamique[2].


CECI N’EST PAS UNE TRADITION D’ORALITÉ
Apprendre un texte par cœur à partir d’un livre ne constitue pas une transmission orale !

Considérons tout d’abord qu’une tradition d’oralité ne s’invente pas ex nihilo : reposant sur des usages et des coutumes, sur le fait anthropologique, sur une pratique répétée de générations en générations, elle est le fruit d’une civilisation, du temps long de l’histoire. C’est ainsi que la tradition musulmane revendique l’ancienneté de ses coutumes d’oralité en mettant en avant la transmission orale de la poésie antéislamique. Et donc, si l’on considère cette tradition d’oralité islamique, on ne peut la séparer entre « tradition orale poétique antéislamique », « tradition orale pour la transmission du Coran » et « tradition orale pour la transmission des hadiths » : on n’a pas inventé avec la prédication de Mahomet de nouvelles formes d’oralité, de nouvelles façons d’apprendre, de garder en mémoire, de transmettre et de garantir l’intégrité d’un récitatif oral, c’est-à-dire de nouvelle anthropologie. On peut donc considérer que, si cette tradition orale islamique existait, elle obéissait aux mêmes règles et aux mêmes techniques pour la transmission de la poésie, celle des prédications coranique et celle des hadiths.

La tradition d’oralité islamique démentie par les manuscrits coraniques anciens

Deux manuscrits de Sanaa éclairés à la
lumière ultraviolette et révélant leurs palimpsestes
http://www.islamic-awareness.org/Quran/Text/Mss/soth.html et « Ein früher Koranpalimpsest aus San’ā’ (DAM 01 -27.1). Teil III: Ein nicht-‘utmānischer Koran » in INARAH Schriften zur frühen Islamgeschichte und zum Koran, Band 5, Berlin/Tübingen 2010, par le Dr. E. Puin

Or, que constate-t-on ? Malgré les techniques infaillibles qu’auraient dû maîtriser les huffaz, force est de reconnaître devant l’évidence des preuves matérielles que le texte coranique n’était pas encore fixé au moment de la rédaction des manuscrits coraniques les plus anciens dont on dispose. Le manuscrit palimpseste de Sanaa, celui de Tübingen ou le manuscrit Wetzstein II 1913 [3] montrent en effet des preuves physiques de changement du texte : ratures, pâtés, corrections, parchemins grattés, lavés et réécrits abondent (cf. photos ci-contre).

C’est toute la crédibilité du récit traditionnel musulman qui vacille : il ne peut expliquer pourquoi les huffaz n’étaient en fait pas capables de retenir par cœur et de transmettre dans toute son intégrité le récitatif de la prédication coranique de Mahomet. En effet, il a bel et bien fallu corriger ce qu’ils ont transmis, comme le montrent les corrections observées sur les manuscrits mentionnés. Ou alors, c’est que les présupposés du récit musulman sont faux eux-mêmes, et qu’il faut sortir du cadre qu’il propose pour expliquer l’existence de ces manuscrits dérangeants :

Folio 210 verso du manuscrit Wetzstein II 1913 montrant le grattage et la réécriture du parchemin http://www.corpuscoranicum.de/handschriften/index/sure/89/vers/7/handschrift/163

Il n’y avait pas de huffaz, et leur histoire a été inventée par la suite (on ne la trouve de toutes façons qu’avec la publication des textes de traditions tardives, à partir des 9e et 10e siècles). Inventée sans doute pour légitimer ce qu’était devenu le texte coranique, et légitimer ce qu’on voulait alors présenter comme son infaillible transmission depuis Dieu, l’Ange Gabriel, Mahomet, les huffaz, les califes et leurs scribes, jusqu’aux recueils coraniques du 9e siècle et d’après que faisaient écrire le pouvoir califal d’alors.

Ou bien, s’il y avait des huffaz, des personnes qui avaient retenu les prédications de Mahomet, on n’a pas tenu compte de leurs mémoires, ou l’on est passé outre leurs mémoires pour corriger et réécrire ce qui est devenu le Coran. Ce qui pourrait expliquer bien des choses sur certaines des raisons réelles des guerres civiles des premiers temps de l’islam et des traditions islamiques mentionnant les destructions de manuscrits coraniques non conformes.

Folio 33 recto du
manuscrit de Tübingen, montrant des rajouts et la correction du texte
http://idb.ub.uni-tuebingen.de/diglit/MaVI165/0065

Et donc le texte coranique n’est pas la seule et exacte translitération des prédications de Mahomet ; comme il se donne à connaitre, il est le fruit d’un long travail d’édition, de correction, de réécriture, entamé au 7e siècle et poursuivi au 8e au moins. Ceci expliquerait qu’on n’ait jamais retrouvé les exemplaires du Coran d’Othman, le troisième calife dont la tradition explique qu’il aurait compilé et fait éditer la version définitive du Coran, vers 650 : si ces premiers exemplaires ont existé, il faut alors admettre qu’ils ont été détruits par des musulmans (puisque conservés, selon les récits traditionnels, dans des villes qui sont toujours restées musulmanes) pour être remplacés par de nouvelles versions.

La tradition d’oralité islamique démentie par les aberrations des hadiths

Considérons maintenant la tradition d’oralité arabe islamique du point de vue des hadiths[4]. Si cette tradition existait, et permettait de transmettre à l’identique des récitatifs depuis le temps de Mahomet jusqu’à l’édition des recueils aux IX et Xe siècles, comme elle aurait permis aux huffaz de transmettre le texte coranique (situons nous dans cette hypothèse), que penser alors des éléments factuels suivants :

Pourquoi observe-t-on une inflation du nombre de hadiths à mesure de leur éloignement dans le temps des événements qu’ils décrivent, et pourquoi observe-t-on également une inflation du niveau des détails historiques et de la précision avec laquelle les événements sont rapportés[5]?

Pourquoi cette tradition orale « infaillible », puisque ce serait la même que celle des huffaz, a-t-elle produit un tel volume de déchet? Selon ses propres critères d’analyse, ne sont retenus que 20 000 hadiths sahih, c’est-à-dire jugés comme authentiques par les traditionnistes musulmans, sur un total de plusieurs centaines de milliers de hadiths, voire beaucoup, beaucoup plus (Boukhari en aurait recueillis plus de 600 000, et selon certains comptes, il y aurait au total plus d’un million et demi de hadiths).

Comment se fait-il que ce gigantesque corpus de hadiths, présentés comme des récitatifs oraux, ne soit pas composé de façon à être retenu par cœur, c’est-à-dire en présentant des structures similaires à la poésie antéislamique ou à d’autres récitatifs issus de civilisations d’oralité, qui permettent et facilitent la mémorisation : rythmes, balancement des phrases, allitérations, rimes, métriques, symétrie des structures, possibilités de mime, de cantilation, d’utilisation d’accessoires mnémotechniques comme des chapelets ou colliers de récitation, etc. ; même le texte coranique, selon certains de ses passages, peut présenter ce type de structures. Formellement, les hadiths relèvent de la tradition écrite, et non de l’oralité.

De là découle cette interrogation : comment un homme peut-il physiologiquement retenir par cœur 200 000 hadiths (et leurs isnad, ou chaines de transmission ?) comme Boukhari, grand collecteur et éditeur de hadiths le prétendait ? Cela lui était d’autant moins possible au regard de l’observation précédente.

Pourquoi trouve-t-on qu’une seule personne, qui n’aurait côtoyé Mahomet que 2 ans, selon la tradition musulmane, serait à l’origine du tiers des hadiths sahih (les 5300 hadiths environ qui ont Abu Hurayra comme premier rapporteur – soit une moyenne de 7 à 8 hadiths par jour passé avec Mahomet…), là où, toujours selon cette tradition, Abu Bakr qui l’aurait côtoyé pendant plus de 20 ans et aurait été loué par Mahomet lui-même pour son excellente mémoire, n’en aurait transmis qu’une centaine (jusqu’à 140 selon les sources) ?

Ces éléments montrent que la seule tradition d’oralité ne peut suffire à expliquer la publication des recueils de hadiths à partir du 9e siècle[6], par Boukhari puis Muslim. De plus, si elle a existé, elle n’était pas infaillible, loin s’en faut – ce qui invalide par ailleurs l’authenticité des récits mentionnant la transmission à l’identique par les huffaz du texte coranique. Et il lui a donc été adjointe toute une entreprise d’écriture de « faux hadiths » tardifs, voire de réécriture de ce que cette tradition d’oralité aurait pu transmettre.

En l’état, on ne peut donc pas affirmer que la tradition d’oralité arabe islamique serait une garantie de l’intégrité de la transmission du Coran et des hadiths, et de l’authenticité du texte coranique. Au contraire, que cette tradition ait existé ou non, force est de reconnaître que le Coran comme les hadiths sont formellement le fruit d’un long processus d’écriture et de réécriture et relèvent de fait de la tradition écrite. C’est à dire du travail de scribes et grammairiens engagés pour ce faire par le pouvoir califal, et donc soumis à ses desiderata, à ses objectifs de légitimation de son autorité et de ses prérogatives.

Reproduction encouragée avec mention de la source : http://jesusoumohamed.com


[1] L’apprentissage du Coran intègre de nos jours systématiquement une dimension écrite, comme on le voit par exemple dans la photo qui illustre cet article. Il n’y a pas de transmission strictement orale.

[2] Il s’agit ici du discours sunnite ; les chiites ont pour leur part développé une critique impitoyable de l’authenticité de la tradition orale sunnite, et accusent toujours les sunnites de falsification du texte coranique

[3] Ce manuscrit ancien et très important (210 folios, parchemin daté au C14 entre 662 et 765) montre à lui seul tout un processus de réécriture : il présente des palimpsestes, et en outre des corrections, des lavages (exemple, folio 25v, on voit d’ailleurs toujours la trace de l’écriture lavée) et réécritures à l’encre noire ou à l’encre rouge (exemple, folio 45v), des ratures (exemple du folio 37r à la 4ème ligne en partant du bas), et même des raclages du parchemin (cas du folio 15, raclé tellement fort que le parchemin en a été troué : ici le verso, là le recto). A force de lavages et de modifications, ces « réécritures » ont laissé certains folios, comme le 210v dans un état déplorable

[4] De la tradition sunnite

[5] What do we actually know about Mohammed? (Que savons-nous réellement de Mahomet ?), Patricia Crone, Opendemocracy, 2008 – https://www.opendemocracy.net/faith-europe_islam/mohammed_3866.jsp

[6] Le plus ancien fragment de hadith daterait de la fin du 8e siècle : un fragment de papyrus, identifié comme un extrait du Muwaṭṭa de Malik ibn Anas († 795), juriste de Médine fondateur de l’école de de jurisprudence sunnite malékite (http://www.islamic-awareness.org/Hadith/PERF731.html). La « tradition orale » était donc déjà devenue une tradition écrite bien avant Boukhari : que sont devenus les recueils qui auraient dû alors exister avant lui ? Malik ibn Anas est ainsi réputé pour avoir publié le premier recueil de hadiths avec son traité juridique (Muwatta) mais hormis ce fragment, on n’a de lui que des publications ultérieures. Sachant qu’il a de plus été emprisonné et fouetté pour s’être opposé à l’autorité califale et que les premiers hadiths de Malik nous sont parvenus au travers de « sélections » de hadiths faites par Boukhari et Muslim, y-a-t-il eu filtrage, voire réécriture, des hadiths de Malik ?

Auteur : Odon Lafontaine (Olaf)

Auteur du livre "Le grand secret de l'islam"

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